FRANCE: BAC 2022/ philosophie :<< Les pratiques artistiques transforment-elles le monde?>>. Voici le corrigé type
524 000 candidats au baccalauréat aussi bien du général que de la technologie ont planché sur l’épreuve de philosophie ce mercredi 15 juin 2022. Dans l’enseignement général, l’un des sujets au choix imposés aux candidats est : << Les pratiques artistiques transforment-elles le monde ? >>. Retrouvez ci-dessous, un corrigé type proposé par Évelyne Oléon, professeure agrégée de philosophie.
« Les pratiques artistiques transforment-elles le monde ? »
Analyse – problématisation :
L’expression, au pluriel, « pratiques artistiques » renvoie aux différentes formes d’art envisagées du point de vue du faire : production, création. C’est le travail du sculpteur qui transforme la matière pour lui donner une forme, du musicien qui travaille la matière sonore, du cinéaste qui prend et monte des prises de vues, du romancier.
Le sujet insiste sur la diversité de ces pratiques mais invite à les penser aussi dans ce qu’elles ont en commun. Peuvent-elles transformer le monde ? Ont-elles un pouvoir d’action, de modification sur le monde ? Sont-elles dotées d’une efficience, voire d’une efficacité ? Il faudra les penser par rapport à d’autres pratiques auxquelles on reconnaît un pouvoir de modification.
La technique transforme la nature, l’action politique transforme la vie des hommes. Les pratiques artistiques ont-elles un effet sur le monde ? L’art nous semble souvent relever de l’imaginaire et non du réel, ouvrir un espace spirituel de contemplation mais non d’action. Les pratiques artistiques n’interprètent-elles pas le monde plutôt que de le transformer ?
Enfin, la question interroge le rapport au monde. Le monde ce n’est pas seulement la nature, le réel mais le monde ambiant, ce que les hommes ont en commun, ce qu’ils habitent ensemble, en tant qu’hommes.
Les pratiques artistiques ont-elles le pouvoir de transformer le monde ? Est-il d’ailleurs souhaitable qu’elles cherchent à le faire ? Quel rapport peut-on établir entre cette transformation du monde, si elle est pensable, et celles engagées par d’autres pratiques comme la pratique politique par exemple. Y a-t-il une manière propre à l’art de transformer le monde des hommes ?
1/Les pratiques artistiques ne transforment pas le monde et il n’est peut-être pas souhaitable qu’elles le fassent
A – Les différentes pratiques artistiques transforment la matière en l’informant, en faisant émerger d’autres possibilités à partir du donné naturel (de nouveaux sons ; de nouvelles formes), mais ne transforment pas le monde en lui-même. Les objets esthétiques sont d’abord des objets imaginaires. Ils constituent une interprétation du monde et non une transformation réelle (un paysage interprète le monde mais ne le modifie pas). L’œuvre d’art est un monde, elle ne transforme pas le monde. C’est ce qui distingue les pratiques artistiques de la technique. L’art se sert des techniques mais les met au service de l’imaginaire alors que le technicien vise à transformer concrètement la nature.
B – Les limites de l’art engagé qui voulait changer le monde, transformer la vie des hommes mais qui perd, se faisant, la gratuité du processus créatif en se pliant à l’idéologie, confondant pratiques artistiques et pratiques politiques. Vouloir changer le monde par l’art, c’est souvent mettre les révolutions esthétiques au service des révolutions politiques – exemple : les constructivistes russes, les futuristes italiens.
2/Les pratiques artistiques ne transforment pas le monde mais notre regard sur le monde.
A – Si les pratiques artistiques ne transforment pas le monde, elles peuvent changer notre façon de le voir. Les arts donnent à voir, à percevoir. Il s’agit de changer non pas la vie concrète de la société mais d’opérer une révolution spirituelle. Non pas de « transformer le monde », comme le dit Marx de la praxis révolutionnaire, mais de « changer la vie », selon les vœux de Rimbaud.
B – L’art donne à voir – comme le dit Alberti à propos de la perspective à la Renaissance : « Le tableau est une fenêtre sur le monde. » Pour Proust, le peintre opère le regard, donne de nouveaux yeux pour voir le monde. Il réalise, pour notre perception, une catastrophe géologique, un vrai tremblement de terre, renversant des anciens modèles, en créant de nouveaux.
3/Cette transformation esthétique n’est-elle pas aussi une transformation du monde, une transformation spécifique aux pratiques artistiques ?
A – Les changements introduits par les pratiques artistiques ne sauraient se limiter au seul « monde de l’art ». Les pratiques artistiques ont souvent des effets décisifs sur la vie sociale, que l’on pense à la photographie, au cinéma, au rôle qu’ils ont joué dans l’histoire du XXe siècle, révolutionnant le rapport à la trace, à la mémoire, à la manière de faire de l’histoire.
B – Les transformations introduites par l’art ne sont pas seulement celles du regard. Cela est patent avec les pratiques artistiques du XXe siècle, qui agissent directement sur le réel et non sur notre perception du réel : le land art, c’est l’art qui fait le paysage et ne se contente pas de le représenter.
Le body art, c’est l’art qui modifie le corps et non notre représentation du corps comme le fait le nu.Mais les transformations que les pratiques artistiques introduisent sont des transformations spécifiques que l’on ne saurait confondre avec celles introduites par la science, la technique, la politique. Il s’agit de transformations lentes, peu prévisibles, sans mainmise de la volonté, se gardant des idéologies et du désir de pouvoir, se gardant même sans doute de tout projet de transformation du monde.
Conclusion : même s’il convient de penser la spécificité des pratiques artistiques, de leur impact possible sur le monde, même s’il convient de les distinguer de toute autre pratique, les pratiques artistiques contribuent bien à « changer la vie » selon l’expression de Rimbaud, et à faire des mondes.
Source: Le Monde.
Informations réunies par Pascal S.